IPSA AFRIQUE

Que peut-on retenir du sommet tripartite entre la Russie, l’Iran et la Turquie?

Par Mathieu Gotteland, docteur en histoire, Analyste et Rédacteur chez IPSA.

Ce 19 juillet 2022 a eu lieu le premier sommet des garants du processus d’Astana depuis décembre 2019 : Iran, Russie et Turquie. C’est aussi le premier sommet de ce format a ne pas avoir lieu à Nur-Sultan (anciennement Astana), au Kazakhstan. Les présidents iranien Ebrahim Raisi, russe Vladimir Putin et turc Recep Tayyip Erdoğan se sont rencontrés à Tehran, la capitale iranienne. Le contexte régional et mondial, bien sûr, interroge. Il s’agit en effet du deuxième déplacement à l’étranger de Vladimir Putin depuis le début de la guerre en Ukraine.

Quelles avancées ont été obtenues dans le processus de paix syrien ou dans la coopération trilatérale ? Quel rôle jouent la guerre en Ukraine et le facteur américain dans le rapprochement de ces trois pays ? Quelles leçons tirer de ce nouveau sommet tripartite pour l’avenir de la région ?

Après une analyse des résultats du sommet concernant la Syrie et l’Ukraine, nous nous intéresserons aux divergences et aux convergences d’intérêts des garants du processus d’Astana telles que les révèle le sommet de Tehran, et aux perspectives de coopération ou même d’alliance entre les trois garants.

 

I- La Syrie et l’Ukraine

  1. La question syrienne

Le processus d’Astana est né en 2017 de la volonté de trois puissances régionales de s’entendre sur le dossier syrien : Iran, Russie et Turquie, sur la base de la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations Unies (ONU). Cette dernière exigeait la fin des attaques contre des cibles civiles et appelait les États membres à soutenir les efforts pour parvenir à un cessez-le-feu, à l’exception des groupes désignés comme terroristes : l’État islamique et le Front al-Nosra (auj. Hayat Tahrir al-Cham). Le sommet du 19 juillet dernier est la 7ème rencontre des garants du processus d’Astana, la dernière ayant eu lieu en décembre 2019 et n’ayant donné lieu à aucun résultat concret.

Il faut dire que les garants eux-mêmes ont une vision diamétralement opposée de la guerre en Syrie. Pour l’Iran et la Russie, il s’agit avant tout de défendre le régime de Bachar al-Assad, quitte à donner des concessions aux Kurdes sous la forme d’une autonomie dont le périmètre reste à définir dans le cadre d’une nouvelle constitution syrienne. L’Iran est impliqué militairement en Syrie, aux côtés du Hezbollah, depuis 2012, et la Russie depuis 2015. Ils participent à une coalition, avec l’Iraq, la Syrie et le Hezbollah, visant notamment au partage du renseignement.
La Turquie, invitée à rejoindre cette coalition, refuse. Elle critique régulièrement et ouvertement l’actuel président syrien. Son objectif immédiat est tout autre : créer une zone-tampon à sa frontière sous la protection de son armée et lutter contre les Kurdes de Syrie, considérés comme alliés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et donc comme terroristes. Elle lance trois opérations dans ce but en 2016 (Bouclier de l’Euphrate), 2018 (Rameau d’olivier) et 2019 (Source de paix).

Ces ambitions turques vont évidemment directement à l’encontre des buts de guerre syriens, iraniens et russes, c’est-à-dire le maintien de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la Syrie, doublé d’une reprise de contrôle de la totalité du territoire par Bachar al-Assad.

Le principal dossier « syrien » du sommet de Tehran s’inscrit dans la suite logique des interventions turques précédentes à la frontière syrienne : la prise de contrôle de la région de Manbij, dernier bastion kurde à l’ouest de l’Euphrate. C’est un échec pour Recep Tayyip Erdoğan, dans le sens où il n’obtient pas le soutien espéré de la part de l’Iran et de la Russie. Le communiqué final, s’il réaffirme la détermination à coopérer dans la lutte contre les groupes terroristes en Syrie, condamne aussi explicitement toute tentative de créer de nouvelles réalités sur le terrain au nom de cette même lutte, ce qui serait préjudiciable à la sécurité de la Syrie comme des « pays frontaliers »[1]. Il est cependant peu probable que cela dissuade la Turquie de lancer une nouvelle opération militaire.

Seuls points d’entente clairs, réaffirmés régulièrement depuis 2017, la condamnation des frappes israéliennes en Syrie, de l’occupation israélienne du plateau du Golan, du séparatisme (kurde) et des sanctions internationales imposées au régime syrien.

 

  1. La question ukrainienne et les céréales

Sur le dossier ukrainien, là encore, chacun défend ses propres intérêts. La Turquie, qui tente depuis le début du conflit de s’imposer en médiatrice entre la Russie et l’Ukraine, a signé séparément avec chacun de ces pays et l’ONU un accord pour la sécurisation de l’export du blé ukrainien, et la vérification des cargaisons par les Turcs. Une entrevue russo-turque, à Tehran, a vraisemblablement permis de mettre la dernière main à cet accord, signé le 22 juillet à Istanbul. Déjà, on salue l’expansion de l’empreinte diplomatique et de la valeur stratégique du seul pays otanien à avoir choisi une prudente neutralité.

Pourtant, dès le lendemain, le bombardement d’Odesa par la Russie semble vider l’accord de toute substance. Quel est le but poursuivi par la Russie ? Ne s’agit-il que d’un nouvel effort de propagande visant à rassurer les pays du Sud et notamment d’Afrique du Nord sur leur approvisionnement en céréales et à dégager la responsabilité de la Russie dans la crise alimentaire à venir ? Il faut encore attendre les développements dans les prochains jours et les prochaines semaines pour s’en assurer. Dans ce cas, la belle histoire, mais sans substance, risque de se retourner contre le médiateur turc, notamment dans les opinions publiques des pays les plus affectés par le manque de céréales ukrainiennes. Ce sera surtout le cas si le quid pro quo n’est pas respecté, et que les sanctions internationales sur les engrais russes ne sont pas levées. Au contraire, si l’accord permet effectivement d’éviter l’effondrement de l’économie ukrainienne et la livraison des céréales aux pays du Sud jusqu’ici les plus affectés, la Turquie aura effectivement mis sa géographie et son poids stratégique au service de la paix et son prestige en sera d’autant réhaussé.

L’Iran s’était jusqu’ici gardé de soutenir ouvertement la Russie dans sa guerre en Ukraine. Les relations russo-iraniennes n’ont pas fondamentalement changé du fait de la guerre. Comme d’autres pays se présentant comme neutres mais proches de la Russie (Algérie, Cuba, Kazakhstan, Vietnam…), l’Iran a voté contre la suspension du pays agresseur au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU le 7 avril[2], mais s’est abstenu lors du vote de la résolution « exige[ant] que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine » le 2 mars dernier[3].

C’est pourquoi la justification a posteriori de l’agression russe en Ukraine, lors du sommet de Tehran, par le guide suprême Ali Khamenei – « Si vous n’aviez pas pris l’initiative, c’est le camp d’en face qui aurait commencé la guerre », en utilisant le prétexte de l’occupation russe de la Crimée – a fait l’évènement. D’autant que l’Iran est en pleines négociations avec les membres du Conseil de sécurité, l’Allemagne, l’ONU, l’UE et les États-Unis pour ressusciter l’accord de Vienne sur le nucléaire (JCPOA) mis à mal par le passage de Donald Trump à la Maison blanche[4]. Il est aussi question, mais c’est une information américaine pour l’instant démentie par les principaux intéressés, d’un achat par la Russie de drones iraniens. Un tel achat paraît cependant mal adapté aux besoins russes en Ukraine[5].

 

II- Divergences et convergences d’intérêts des garants du processus d’Astana

  1. Les divergences des trois garants

C’est a priori un bien étrange attelage que ces trois garants. Il est vrai que les trois ont, y compris désormais la Turquie, un régime autoritaire, réactionnaire et nationaliste. Mais cet unique point commun est une base bien fragile pour l’établissement d’une véritable alliance.

Pire, elle incite à la méfiance, à des rapprochements opportunistes et de court-terme, au maintien du rapport de forces. Car pour ces régimes, la force prime le droit. Les fanatismes, politiques et religieux, les nationalismes que ces États entretiennent chez eux ne peuvent que braquer l’opinion publique, fût-elle majoritairement acquise aux régimes en place, contre un rapprochement trop marqué avec des voisins qui sont aussi des rivaux.

Nous l’avons vu, la Turquie gêne les Russes et les Iraniens en Syrie, qui soutiennent le régime de Bachar el-Assad. Des interventions similaires ont lieu dans le Kurdistan irakien, tandis que le gouvernement de Baghdad lui aussi est proche du binôme russo-iranien. En Libye, la Turquie soutient le Gouvernement d’union nationale à Tripoli, tandis que la Russie parraine le gouvernement de la Chambre des représentants du général Haftar. Dans les Balkans occidentaux, l’influence que la Turquie tente de développer se heurte en Bosnie-Herzégovine au panserbisme soutenu par la Russie. Dans le Caucase, la deuxième guerre du Haut-Karabagh a opposé en 2020 l’Azerbaïdjan, allié turc, pro-russe, à l’Arménie, soutenue par l’Iran, et plus proche encore de la Russie. Les menaces russes adressées récemment au Kazakhstan interrogent le panturquisme de Recep Tayyip Erdoğan. Iran et Turquie – qui y dispose désormais d’une base militaire – se disputent les faveurs d’un Qatar qui cherchait encore récemment à s’autonomiser vis-à-vis de Riyad. Iran, Russie et Turquie, s’ils ont tous trois des raisons de se réjouir du retrait occidental d’Afghanistan, n’y poursuivent pas les mêmes objectifs. Le poids pris par la Turquie dans certains pays arabes après les bouleversements des années 2010 peuvent inquiéter l’Iran. Enfin, les influences russe et turque se font concurrence sur le continent africain, particulièrement dans les pays musulmans[6].

 

  1. Leurs intérêts communs et l’ombre des États-Unis

L’Iran a cependant tendance à s’ancrer de plus en plus dans une communauté d’États proches de la Chine et de la Russie, comme elle l’a prouvé récemment par son entrée dans l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui le rapproche aussi de l’Inde. C’est la look east policy. Sa guerre d’influence avec l’Arabie saoudite, les gains diplomatiques récents d’Israël en Afrique et au Moyen-Orient, mais surtout l’avenir très incertain du JCPOA pousse naturellement l’Iran dans cette direction.

Turquie, Russie et Iran sont tous aux prises avec le monde occidental, bien qu’à des degrés divers. La Turquie fait l’objet depuis décembre 2020 de sanctions américaines en raison de l’achat du système anti-missiles russe S-400 (loi CAATSA ou Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act)[7]. Plus récemment, la Turquie a menacé de rétablir son véto contre l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN en raison du manque d’entrain du Congrès américain à lui vendre 40 nouveaux F-16, notamment en raison de la présence turque en Iraq et en Syrie et du conflit larvé avec la Grèce, autre allié otanien[8].

La Russie, bien sûr, fait l’objet de sanctions massives de la part des pays du G7, de l’UE, mais aussi de tous les autres pays européens sauf le Bélarus et la Serbie, de la Corée du Sud, de Taiwan, de la Micronésie, de Singapour, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, désormais classifiés par Moscou comme « hostiles », suite à l’invasion massive de l’Ukraine le 24 février dernier. Elle est suspendue puis se retire du Conseil de l’Europe et du Conseil des États de la mer Baltique. Ces sanctions s’ajoutent à celles mises en place par un certain nombre de ces pays suite à l’annexion de la Crimée en 2014.

Enfin, l’Iran, suite au retrait des États-Unis du JCPOA et au rétablissement des sanctions américaines, est aujourd’hui le deuxième pays le plus lourdement sanctionné au monde.

 

  • Bilan et perspectives

Au-delà de leur autoritarisme, de leur bellicisme ou de leur révisionnisme historique, ces trois pays forment une alliance objective anti-américaine, voire anti-occidentale. Ces sanctions en sont aujourd’hui le principal ciment.

Le récent et maladroit voyage de Joe Biden en Israël, en Palestine et en Arabie saoudite n’a pu que renforcer cette tendance, notamment en affirmant mettre tous les éléments de la puissance américaine au service de la dénucléarisation de l’Iran. Il n’est probablement pas anodin que le sommet de Tehran ait eu lieu seulement trois jours après la tournée américaine au Moyen-Orient[9].

Les efforts anti-iraniens et anti-russes des États-Unis trouvent une réponse dans l’accord gazier et pétrolier russo-iranien signé entre Gazprom et la National Iranian Oil Co. (NIOC), visant à une meilleure connectivité et au développement des ressources énergétiques en Iran.

Pourtant et dans le même temps, parce que la production gazière et surtout pétrolière de ces deux pays fait actuellement l’objet de sanctions, Russie et Iran se trouvent en concurrence pour la vente de leurs productions sur les marchés internationaux, avec pour conséquence un pétrole russe vendu à un prix plus bas encore que l’iranien, pour le plus grand bonheur de l’Arabie saoudite mais aussi de l’Inde[10].

La fragilisation de l’économie mondiale est l’un des facteurs déterminants de l’ère post-covid, et est aggravée par la guerre en Ukraine, autant que par les sanctions internationales. L’inflation est hors de contrôle en Turquie, la crise alimentaire menace l’Iran, l’industrie russe est durement touchée par les sanctions les plus récentes, et l’exemple sri lankais, dont il est probable qu’il ne reste pas isolé dans les mois à venir, est dans tous les esprits.

En conclusion, le sommet de Tehran, ainsi que le prochain sommet des garants du processus d’Astana, dont il est prévu qu’il ait lieu en Russie à la fin de cette année, ainsi que les différents accords bilatéraux signés en marge de l’évènement, visent à construire un front commun symbolique, anti-américain, anti-occidental, et à améliorer la résilience économique de chacun des participants.

Néanmoins, les pommes de discorde sont nombreuses, la méfiance permanente, les conflits larvés. Il est donc hautement improbable que ce front commun obtienne assez de consistance et de profondeur pour se muer en véritable alliance.

 

Bibliographie

 

Communiqué final du sommet de Tehran https://www.tccb.gov.tr/assets/dosya/bildiri/2022-07-19-ENG-OrtakBildiri.pdf

 

Federico Borsari, Fly for a might guy: Putin’s drone deal with Iran, 20 juillet 2022 https://ecfr.eu/article/fly-for-a-might-guy-putins-drone-deal-with-iran/

 

Kali Robinson, Turkey’s Growing Foreign Policy Ambitions, 29 juin 2022, https://www.cfr.org/backgrounder/turkeys-growing-foreign-policy-ambitions?utm_medium=social_owned&utm_source=li

 

Clément Therme, « Le partenariat russo-iranien. Une entente conjoncturelle aux accents sécuritaires », Russie.NEI.Reports, n° 37, IFRI, mars 2022, https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/russieneireports/partenariat-russo-iranien-une-entente-conjoncturelle

 

Putin in Iran, incontro con Raisi ed Erdogan, 19 juillet 2022, https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/putin-iran-incontro-con-raisi-ed-erdogan-35821

[1]    Points 4 et 6 du communiqué final. https://www.tccb.gov.tr/assets/dosya/bildiri/2022-07-19-ENG-OrtakBildiri.pdf

[2]    La Turquie a voté pour. https://news.un.org/fr/story/2022/04/1117912

[3]    La Turquie a voté pour. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/03/03/resolution-a-l-onu-contre-la-guerre-en-ukraine-qui-a-vote-pour-ou-contre-et-qui-s-est-abstenu_6115936_4355770.html

[4]    Esfandyar Batmanghelidj & Ellie Geranmayeh, Iran Stands to Lose the Most if the Nuclear Deal Isn’t Revived, 25 juillet 2022 https://foreignpolicy.com/2022/07/25/iran-nuclear-deal-economy-diplomacy-sanctions-fail-lose-most/

[5]    Federico Borsari, Fly for a might guy: Putin’s drone deal with Iran, 20 juillet 2022 https://ecfr.eu/article/fly-for-a-might-guy-putins-drone-deal-with-iran/

[6]    Kali Robinson, Turkey’s Growing Foreign Policy Ambitions, 29 juin 2022, https://www.cfr.org/backgrounder/turkeys-growing-foreign-policy-ambitions?utm_medium=social_owned&utm_source=li ; Clément Therme, « Le partenariat russo-iranien. Une entente conjoncturelle aux accents sécuritaires », Russie.NEI.Reports, n° 37, IFRI, mars 2022, https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/russieneireports/partenariat-russo-iranien-une-entente-conjoncturelle

[7]    Départment d’État américain, 14 décembre 2020, https://2017-2021-translations.state.gov/2020/12/14/les-etats-unis-sanctionnent-la-turquie-en-vertu-de-la-loi-caatsa-231/index.html

[8]    Le Congrès US entrave la vente de nouveaux F-16 à la Turquie, 15 juillet 2012, https://meta-defense.fr/2022/07/15/la-congres-us-entrave-la-vente-de-nouveaux-f-16-a-la-turquie/

[9]    Didier Billion, De quoi le voyage de Joe Biden au Moyen-Orient est-il le nom ?, 19 juillet 2022 https://www.iris-france.org/168850-de-quoi-le-voyage-de-joe-biden-au-moyen-orient-est-il-le-nom/

[10]  L’Arabie saoudite double ses importations de mazout russe au deuxième trimestre, 14 juillet 2022,  https://www.reuters.com/article/russie-arabie-petrole-idFRKBN2OP1P6

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