IPSA AFRIQUE

Les services de sécurité et de défense à l’aune des menaces et guerres hybrides en Afrique

Rodrigue NANA NGASSAM, Docteur/PhD en Science Politique (Université de Douala)

La fragmentation du monde caractérisée par des théâtres de violences aussi bien politiques, économiques, idéologiques que sécuritaires a fait émerger un nouvel ennemi : l’hybridité. Ce nouvel acteur protéiforme brouille la scène stratégique et remet en question les classiques de la guerre.

 

Doit-on craindre un ennemi hybride ? L’hybride est celui qui, pour éviter une contre-attaque violente et légitime, agit sous le seuil, contourne les éléments de puissance des Etats, use des fragilités présentes sur des plans aussi bien psychologiques, sociaux, sociétaux que militaires. Concevoir la belligérance à l’ère des menaces et guerres hybrides est une problématique majeure pour les services de sécurité et de défense. Les armées régulières, dans leur histoire, ont déjà eu à faire face à des affrontements irréguliers (guérilla et contre-guérilla). Pour autant, les menaces et guerres hybrides obligent à interroger la pertinence des dispositifs de sécurité internes et externes des Etats africains face à ces « nouvelles menaces ». La question est dès lors de savoir, quelles inflexions stratégiques réalistes et opératoires pourraient être proposées contre ces ennemis visibles et invisibles auxquels ceux-ci doivent faire face ?[1]

L’hybridité, un concept complexe et multidimensionnel

En faisant un retour aux origines grecques et latines du terme hybride, on peut constater déjà l’élasticité de ce concept flou. L’ « Hybris » (grec) dénonce la démesure de celui qui prétend bouleverser l’ordre établi, déchaînant tempêtes et passions. L’ « hybrida » (latin) désigne le bâtard, le sang-mêlé, l’impur, l’incestueux. Ce concept a réussi à s’imposer dans le champ de la guerre et des nouvelles formes de conflictualités qui sont florès dans ce monde en perpétuel mouvement. Deux officiers du corps des Marines, le Colonel Franck HOFFMAN et le Général James MATTIS ont théorisé cette notion[2]. Il s’agit alors de caractériser la situation dans laquelle les Américains se trouvent en Irak en 2003, en allant au-delà du terme de « chaos » ou de « violence post conflit » qui sont sur toutes les lèvres. Cette notion d’hybridité vient ici justifier la complexité des conflits : complexité au regard de la sociologie des acteurs (armées nationales étatiques, armées en décomposition relevant « d’Etats faillis », insurgés, terroristes, militants politiques, religieux, acteurs privés, etc.). Procédant de cette sociologie, s’ajoute une complexité liée aux modes d’action et aux logiques de guerre : logique de changement de régime, logique de stabilisation et de Désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR), logique de guerre civile et d’affrontement intercommunautaire ou interconfessionnel, logique de la criminalité organisée avec en tête les cartels de la drogue, logique de résistance ou d’insurrection contre un occupant étranger, ou encore logique de guerre révolutionnaire avec les groupes terroristes comme Daesh (Etat Islamique) ou Al Qaïda.

Un autre axe de cette complexité renvoie à la question du terrain ou des espaces de la guerre et qui prend quelque peu à rebours des conceptions conventionnelles unidimensionnelles qui avaient cherché à simplifier ou à aplanir les approches stratégiques. Le phénomène de durcissement qui désigne la montée en gamme capacitaire d’acteurs irréguliers mettant la main sur des systèmes d’armes d’une part, mais aussi des compétences tactiques et des moyens de communication stratégiques qui leur donnent une ampleur nouvelle illustre également cette complexité des conflits. Enfin, l’hybridité en est venue à incarner un mode de conflictualité à part entière fonctionnant sur l’ambiguïté stratégique, profitant des zones grises du droit international pour pratiquer des agressions sous le seuil juridique relevant pour l’essentiel de la stratégie indirecte. L’ennemi cherche à contourner la puissance militaire en combinant des moyens conventionnels et des moyens non conventionnels. Est-ce vraiment nouveau ? Sans doute pas en matière d’art de la guerre.

Les défis à relever : comprendre l’ennemi pour mieux agir

Sun Tzu, grand maître de la science et de l’art de la guerre de l’époque héroïque de la Chine des royaumes combattants, prescrit de « comprendre l’autre et ne pas faire ce qu’il attend de vous »[3]. La reconnaissance et la compréhension de l’ennemi devient ainsi le postulat irréductible dans l’établissement du rapport de forces. Or, l’hybridité souffre de la part des Etats d’un déni de réalité qui obère substantiellement sa compréhension, pourtant nécessaire. La conséquence apparaît au travers des nombreuses difficultés qu’il y a encore de nos jours à cerner et à conceptualiser l’hybridité en tant que menace à la défense et à la sécurité des Etats d’une manière générale, et des Etats de l’Afrique subsaharienne d’une manière particulière[4]. Le premier défi est bien de transformer l’effort donné à l’action sur les conséquences en effort de prévention pour neutraliser les causes de déstabilisation ou en limiter les effets, en s’inscrivant résolument dans la durée, sur un plan global et pas seulement militaire. Un autre défi consiste à veiller tout particulièrement d’abord à faire partager la vision de cet environnement stratégique rénové et son nouveau code génétique, afin de définir dans une action commune les priorités et risques à prendre. Parallèlement, il s’agit d’ « identifier à temps pour agir à temps », au mieux en amont, toujours de manière durable : identifier la problématique sécuritaire (« je sais ton intention… et qui tu es »), le moyen approprié de son traitement (« sortir de l’ambiguïté donc aux dépens de celui qui l’a créée mais sans humilier = porte de sortie »), l’état final recherché global sans lequel il ne peut y avoir d’engagement de quelque nature que ce soit.

Par ailleurs, il est illusoire de croire que la « connaissance-anticipation » puisse être en mesure de systématiquement « tuer dans l’œuf » toute forme de menaces et guerres hybrides. Quant à la « protection », elle est, comme tout « bouclier », nécessaire mais non suffisante, le défi tactique et stratégique finissant toujours par triompher. De même, en termes de dividendes stratégiques, ce qui intéresse plus que tout l’acteur hybride, c’est l’écho, le retentissement médiatique et l’impact psychologique, produit, au-delà de l’ennemi, à travers le monde. C’est dans ce sens que les conflits et menaces hybrides, inscrits dans la logique du faible au fort, sont des conflits/guerres d’affirmation et d’expression. Aussi intéressent-ils autant les forces de défense en charge de la sécurité extérieure que celles en charge de la sécurité intérieure. Cette problématique se pose avec une acuité toute particulière au sein des Etats d’Afrique subsaharienne déjà fragilisés par une incurie politique et un déficit capacitaire en matière de projection stratégique et de déploiement opérationnel[5]. En effet, ces derniers sont demeurés héritiers, sinon continuateurs d’une tutellisation productrice de pesanteurs politiques et stratégiques y endiguant le développement d’une capacité autonome de défense et de sécurisation. Or, ladite capacité autonome est précisément l’indicateur par excellence de l’assomption étatique, appréhendée du point de vue des attributs de souveraineté. C’est dire à quelle enseigne les menaces et guerres hybrides constituent un défi pour les forces de défense et de sécurité subsahariennes, également et au-delà de la conceptualisation de la menace qu’il représente, au niveau de la capacité logistique et des approches opérationnelles.

L’appel urgent à des réponses diplomatiques et sécuritaires globales

Il est aujourd’hui important de promouvoir une vision commune de l’environnement stratégique dans un dialogue constructif entre Etats africains et partenaires au sein des alliances. Car, l’ennemi hybride n’hésite pas exploiter les failles des organisations internationales garantes de la paix mondial et des processus décisionnels des gouvernements pour mettre sa stratégie en œuvre. De ce fait, en comprenant au mieux le rôle de chacun des parties et des organes en charge de la lutte contre les organisations terroristes et criminelles hybrides, les menaces et guerres hybrides, les Etats seront mieux armés pour lutter contre ce phénomène efficacement et de façon cohérente. De même, la nécessité d’une approche globale de la sécurité est désormais reconnue par le monde entier comme une évidence. La globalité de la menace terroriste impose une approche sécuritaire globale, tant du point de vue géographique que de celui de l’interdépendance du local et du global, de l’interconnexion des systèmes et des réseaux. Pour ce qui est de l’Afrique, l’aide des partenaires extérieures peut jouer un rôle prépondérant et indispensable, si et seulement si, elle est crédible, et qu’elle ne soit confinée, à la supplétivité stratégique et géostratégique ou au diktat des grandes puissances. L’effort des Etats comme des organisations internationales devrait se concentrer sur une solidarité stratégique afin de dissuader l’ennemi ou de le vaincre.

Le succès face aux menaces hybrides passe également par une meilleure prise en compte du renseignement[6]. A l’heure des menaces protéiformes, le renseignement revêt un aspect stratégique fondamental pour les Etats africains. Il permet d’accroître la connaissance de l’environnement dans lequel elles évoluent et de faciliter les prises de décision des décideurs. Et permet aussi de réduire l’incertitude, d’employer au mieux ses ressources, d’anticiper les risques et de réduire leur impact éventuel. Ainsi, le recours au renseignement est l’expression d’une volonté de maîtrise de son destin devant un ennemi mouvant. Le champ de l’information n’étant plus du tout épargné du fait qu’il transcende clairement les frontières, le renseignement permettra d’obtenir des informations difficiles d’accès, décrypter les stratégies cachées, détecter les menaces, établir et entretenir des contacts secrets avec les adversaires, influer secrètement sur les événements mondiaux et neutraliser les moyens d’information et d’action clandestines adverses. Les Etats sont donc appelées de ce fait à s’adapter à ce nouvel environnement opérationnel en remplissant une palette de missions beaucoup plus large qu’autrefois et même qu’aujourd’hui. C’est bien sûr un défi capacitaire, mais aussi conceptuel, doctrinal et opérationnel que les armées africaines doivent relever. Sur ce point, le renseignement doit permettre à celles-ci de conserver le maximum d’options stratégiques possibles pour saisir les opportunités offertes par un environnement en reconfiguration rapide et difficile d’accès[7].

 

Références

(1) Jérôme Clech, « L’hybridité : nouvelles menaces, inflexion stratégique ? » in : « Penser la guerre…hybride », Revue Défense Nationale, N° 788, pp. 12-18.

(2) Lire Elie Tenenbaum, « Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique », in : « Penser la guerre…hybride », Revue Défense Nationale, N° 788, pp. 31-36.

(3) Sun tzu, L’art de la guerre, Paris, éd. Milles et Une Nuits, 1996, 175 p.

(4) Nana Ngassam Rodrigue, « Géopolitique du terrorisme en Afrique » (1/2), in « Russie. La nouvelle génération de chars », Défense et Sécurité Internationale, n° 117, septembre 2015, pp. 60-65.

(5) Nana Ngassam Rodrigue, « Etat des lieux des zones grises en Afrique Subsaharienne », Revue Intelligence Stratégique, n° 006, Janvier- Juin 2020, pp. 93-113.

(6) Nana Ngassam Rodrigue, « Géopolitique du terrorisme en Afrique » (2/2), in : « Armée chinoise. Ce que nous apprend le défilé du 3 septembre », Défense et Sécurité Internationale, n° 118, Octobre 2015, pp. 36-41.

(7) Eric Denécée, « A quoi sert le renseignement ? », in : « Géopolitique du renseignement », Diplomatie, Les Grands Dossiers n° 38, pp. 13-14.

(8) Lire Alain Chouet, « Lutte antiterroriste : un axe prioritaire du renseignement », in : « Géopolitique du renseignement », Diplomatie, Les Grands Dossiers n° 38, pp. 30-33.

 

 

[1] Voir Jérome Clech, « L’hybridité : nouvelles menaces, inflexion stratégique ? », in : « Penser la guerre…hybride », Revue Défense Nationale, n° 788, pp. 12-18.

[2] Lire Elie Tenenbaum, « Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique », in : « Penser la guerre…hybride », Revue Défense Nationale, N° 788, pp. 31-36.

[3] Sun tzu, L’art de la guerre, Paris, éd. Milles et Une Nuits, 1996, 175 p.

[4] Nana Ngassam Rodrigue, « Géopolitique du terrorisme en Afrique » (1/2), in « Russie. La nouvelle génération de chars », Défense et Sécurité Internationale, n° 117, septembre 2015, pp. 60-65.

[5] Nana Ngassam Rodrigue, « Etat des lieux des zones grises en Afrique Subsaharienne », Revue Intelligence Stratégique, n° 006, Janvier- Juin 2020, pp. 93-113.

[6] Eric Denécée, « A quoi sert le renseignement ? », in : « Géopolitique du renseignement », Diplomatie, Les Grands Dossiers n° 38, pp. 13-14.

[7] Lire Alain Chouet, « Lutte antiterroriste : un axe prioritaire du renseignement », in : « Géopolitique du renseignement », Diplomatie, Les Grands Dossiers n° 38, pp. 30-33.

 

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